17

 

             

            La rue offrait un spectacle insipide. Les passants anonymes, les habitués du square, les livraisons du boucher, les allées et venues des riverains, Hadès connaissait tout cela par cœur.

            Installé dans son fauteuil, face à la fenêtre, dissimulé aux regards par les doubles rideaux, il guettait. Son appareil photo reposait sur ses genoux, armé. Il faisait une chaleur étouffante dans le studio. Hadès n’était jamais parvenu à régler correctement le thermostat.

            Engourdi, fatigué, il s’endormit. Sa tête bascula d’abord sur le côté, et bientôt il sombra dans un sommeil profond. Le cauchemar était au rendez-vous. Celui qui le pourchassait depuis des mois. Depuis le jour où il avait entrepris de guetter ainsi.

            Et, toutes les nuits, il revenait, inexorable.

            … Hadès errait dans un paysage chaotique nappé d’une brume épaisse. Des cris perçaient cette nuit ouatée. Hadès marchait et marchait encore dans son royaume : celui des Morts. Par endroits, le sol devenait spongieux.

            Il y avait une lumière, au loin, un arbre entouré d’un tapis de mousse, des chants d’oiseaux. Et Lola, vêtue d’une tunique blanche, dont l’échancrure laissait voir le galbe de ses seins, dormait, allongée sous les branches basses. Hadès courait vers elle, lui criait de fuir, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Et l’horreur. Ils étaient là, les monstres, Numéro 28, Numéro 42, Numéro 56, et d’autres encore. Ils dansaient autour de Lola une ronde obscène. Ils étaient nus et de leur sexe dressé suintait déjà une liqueur nauséabonde. Et, de leurs mains ignobles, ils pétrissaient le corps de Lola.

            Hadès tentait de s’approcher mais une gangue glacée lui enserrait les chevilles. Ainsi immobilisé, il se voyait contraint d’assister impuissant à l’orgie qui se déchaînait devant ses yeux.

            … Le Nikon glissa de ses genoux et tomba sur le sol. Hadès, agrippé aux accoudoirs du fauteuil, ouvrit les yeux.

            Le bijoutier sortait pour promener son chien. Une femme entrait dans le square en poussant un landau. Hadès déglutit, se leva. Une seule idée l’obsédait. Combien de temps avait-il dormi ? Qui était venu, durant son sommeil ?

            Un quart d’heure après ce réveil angoissé, Numéro 44 sortit de l’immeuble d’en face. Hadès connaissait bien Numéro 44. Un brave homme. Un professeur de droit qui, à ses heures de loisirs, s’adonnait à la pêche à la ligne. Hadès poussa un long soupir de soulagement. Il n’y avait rien à redouter de Numéro 44.

            Il s’ébroua, alluma une cigarette, ouvrit une boîte de bière, inspecta le Nikon pour vérifier qu’il n’avait pas été endommagé lors de sa chute, effectua quelques réglages en gros plan sur l’entrée du square, la boucherie, la bijouterie. Rassuré, il s’assit de nouveau et but une gorgée de bière. Il jeta un coup d’œil à sa montre : déjà 15 h 30. Allons, se dit-il, encore une heure et demie d’attente, et après, je pourrai me reposer.